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En 1991, un groupe de Casablancais décidait de se mobiliser pour trouver un emploi. Le mouvement des “diplômés-chômeurs” est né. Retour, avec l’un de ses fondateurs, sur la saga d'une ONG pas comme les autres.
Début des années 90, une bande d'amis refont le monde dans les cafés casablancais. Mais leur discussion enflammée n'a rien des classiques diatribes de terrasses autour d'un noss-noss. Loin de là. Les jeunes hommes sont en train de chercher une solution à leur mal : le chômage. La Banque Mondiale n'a pas encore publié son rapport sur l'état désastreux de l'économie marocaine. Mais le constat est déjà dressé et la création, par Hassan II, du Conseil national pour la jeunesse et l’avenir ne donne pas les résultats escomptés. Des demandes d’emploi individuelles aux revendications collectives, il n’y a qu’un pas, que quelques heures de discussion ont suffi à faire franchir : au printemps 1991, sans crier gare, la petite quinzaine de jeunes crée l’Association nationale des diplômés-chômeurs. Sorti des prisons hassaniennes deux ans auparavant, Yousfi Abdelbaki est parmi les fondateurs. Pas vraiment d’ambition politique, juste le militantisme dans le sang et l’ambition de faire bouger les choses. Après la naissance du mouvement, scellée autour d’un café, vient l’heure des premiers pas. En guise de baptême du feu, un meeting est organisé dans les murs de la CDT , la centrale prêtant ses locaux casablancais à la jeune association.


À la grande surprise des créateurs de l'ONG, la salle est comble. “À l’époque, selon les statistiques syndicales, on estimait le taux de chômage à 30%, explique aujourd’hui Yousfi Abdelbaki. Dès lors, nous nous sommes dit : le problème n’existe pas qu’à Casablanca. Pourquoi ne pas aller plus loin et créer une section dans chaque ville, pour s'attaquer localement au fléau”, se rappelle t-il, avec une conviction visiblement intacte. Pendant les cinq à six mois qui ont suivi, le groupe sillonne le pays. Des hommes et des femmes de tout âge, répondent à l’appel. Dans les rangs, des licenciés de disciplines sans véritables débouchés se rallient en nombre, mais médecins, ingénieurs sont également présents.
Petite idée deviendra grande
À la veille du congrès, à l’automne 1991, le résultat est sans appel : l'Association des diplômés-chômeurs compte déjà 85 sections à travers le royaume. “Avec près de 150 personnes par section, nous regroupions entre 10 et 12 000 adhérents”, détaille Yousfi Abdelbaki, qui poursuit : “Un leader politique nous a dit à l’époque : 'Vous êtes conscients que vous êtes plus nombreux que les militants de beaucoup de partis !' ”. Entrer en concurrence avec les partis politiques ou les syndicats n’est cependant pas l’objectif : “Nous entendions plutôt faire du lobbying auprès de ces formations pour défendre notre cause, indique l’ancien militant. Notre véritable interlocuteur était l’Etat marocain, mais nous ne pensions pas pouvoir, seuls, mobiliser l’opinion publique”. Pourtant, avec une lutte bien ciblée, une posture au-dessus des clivages et une base d’une dizaine de milliers de membres, tous les ingrédients sont réunis pour faire de l'Association un véritable acteur politique : la sauce prend et les médias se repaissent, à la une, de leurs faits et gestes. Le jeune Yousfi est même invité sur le plateau de 2M pour le journal de 12h45. Et d’une petite idée, les fondateurs passent à de grandes responsabilité s. Imaginaient- ils, à sa création, que le mouvement vivrait durant plus de quinze ans ? Pas le moins du monde. En fait, l’ONG devait disparaître… comme le chômage.La tâche est ardue et les difficultés nombreuses, mais la volonté est là. L’Association s’efforce d’entretenir de bonnes relations avec tous les syndicats. Les centrales de l’UGTM, de l’UMT et de la CDT accueillent leurs réunions, impriment leurs tracts. Les dépenses sont encore minimes et une cagnotte tourne durant les manifestations et réunions pour financer les déplacements et l’organisation d’un congrès inaugural.
Dans la clandestinité
Ahmed Motiî, alors wali de Casablanca, convoque la troupe et pense expédier les jeunes hommes en deux phrases : “Un, je vous interdis d’organiser votre congrès à Casablanca. Deux, revenez lundi, j’aurai du travail pour vous”. Mais les militants plient, sans rompre. “Nous ne sommes pas venus chercher du travail, mais demander une autorisation”, répondent-ils. Un sésame qu'ils n'obtiendront pas : le congrès se tiendra finalement dans la clandestinité . Le succès est une nouvelle fois au rendez-vous : près de 500 personnes se massent dans les locaux de la CDT pour élire un comité exécutif, dans lequel se retrouve logiquement le groupe de fondateurs.
Sit-in, manifestations et réunions rythment les journées, les semaines et les mois qui suivent. Beaucoup de ces rassemblements sont interdits, tous sont “infiltrés” par des policiers en civil. Mais dans certaines villes, comme Casablanca, Safi, Tanger ou Tétouan, les gouverneurs acceptent de recevoir ses représentants. Sans véritable résultat. “Il s'agissait de réunions anecdotiques, qui duraient deux, trois, parfois quatre heures, se souvient Yousfi. Un jour, le wali de Casablanca nous a même déclaré: 'Franchement, j’ai fait beaucoup contre le chômage, j’ai envoyé 600 filles en Arabie Saoudite'”. En 1992, la réflexion le faisait rire. Aujourd’hui, c’est de se dire que ses successeurs dialoguent avec le Premier ministre qui lui met le sourire.
Public, privé : même combat
C'est que dès l’origine, le mouvement se veut une force de proposition, et pas seulement de contestation. “Nous ne nous contentions pas de scander des slogans. Nous organisions des réunions de réflexion pour trouver des propositions concrètes, précise Yousfi Abdelbaki. Ainsi, face à l’aberration que représentait le nombre d’ingénieurs agricoles au chômage, nous avons, par exemple, demandé que les fermes Sodea-Sogeta soient privatisées”. Mais si le militantisme occupe son homme, il ne le nourrit pas. L’équipe dirigeante a de moins en moins de temps pour éplucher les offres d’emploi et envoyer des CV. “Nous pensions que l’amélioration de nos situations personnelles passait par une solution globale”, confie-t-il. Sauf que le piège ira jusqu’à se refermer sur lui, le jour où le jeune militant décroche un emploi. “Je devais avoir un passeport, le poste m’obligeant à voyager. Mais le gouverneur de Hay Hassani, Abdelaziz Laâfora, me l’a refusé”, raconte-t-il. Finalement, dès le second congrès, Yousfi Abdelbaki décide de passer la main, “sinon, le mouvement basculait dans la bureaucratie”. Certains de ses camarades, fondateurs de l'Association, exercent aujourd’hui dans la formation professionnelle, d’autres se sont reconvertis dans le syndicalisme. Yousfi, de son côté, s'est frayé un chemin dans le secteur privé avec, à la clé, un job de commercial au départ. Puis, d’une société à l’autre, il a fini par fondre la sienne. La boucle est bouclée… Par Wafaa Lrhezzioui


 

Zoom. D’hier à aujourd’hui
Le mouvement des diplômés-chômeurs a 17 ans… et toutes ses dents. Au gré des changements politiques, il s’est maintenu dans le paysage. Au point que ces dernières années, ses sit-in récurrents devant le Parlement n’interpellent plus les badauds. Bien qu'ils reviennent de temps à autre sur le devant de la scène, ils font désormais partie du décor. Surtout, l’Association nationale des diplômés-chômeurs n’est plus esseulée dans le créneau. Au début des années 2000, d’autres groupements se montent, fusionnent ou s’autonomisent. Les nouveaux groupes sont plus réduits, de quelques dizaines à plusieurs centaines, mais leur nombre et leurs effectifs sont difficiles à définir. Leur action se concentre souvent sur la défense d’un corps de diplômés (les médecins, les cadres, les ingénieurs…). L’idée se défend : moins on est nombreux, plus on a de chances d’être inscrits sur les listes demandées par le gouvernement, et donc d'être embauchés. Car, pour beaucoup, les revendications se sont radicalisées : la fonction publique ou rien. Ou la mort même. à partir de 2004, plusieurs militants ont été jusqu’à tenter de s’immoler. Dans le même temps, les négociations avec l’Etat se sont développées et, histoire de calmer le jeu quand la grogne monte, une vague de titularisations dans la fonction publique est lancée. “Ce n'est que justice”, affirment ces jeunes revendiquant le droit à l’emploi. “De quoi rameuter d’autres chômeurs dans la rue”, répondent les détracteurs.